CHAPITRE III
Jeanne avait essayé de masquer la vétusté de sa chambre, qu'elle considérait comme sa cellule de sauvegarde dans l'immensité du manoir. Une profusion de posters de groupes de hard-rock, des affiches de films d'épouvante, une collection de bibelots de mauvais goût semés çà et là, le lit bas recouvert d'une couverture indienne fripée — souvenir d'un bref passage de leur père au château —, des oreillers et coussins en patchwork, les mobiles pendus au plafond, tout cela lui faisait oublier le papier peint qui se décollait, les larges écaillures du plâtre, le parquet aux lames disjointes. Une odeur de tabac froid flottait dans l'air, mêlée à la senteur d'un parfum bon marché.
Quand la jeune fille regagna cette pièce, de retour de la salle de bains qu'elle partageait avec Marie, elle s'attarda à se regarder dans sa glace murale, s'efforçant de n'en pas voir les innombrables piqûres. Elle avança la jambe gauche, le pied tendu, posa la main droite sur sa taille, se déhancha. L'effet lui plut. Elle mit ensuite sa main gauche en coupe sur son sein, rejeta légèrement la tête de côté et fredonna, d'une voix très juste, un tube de Madonna. De ses paupières mi-closes filtrait un regard trouble. Jeanne se trouvait belle, et son fantasme préféré la faisait rock-star adulée, chantant nue, comme en cet instant, devant la foule de ses fans en délire.
Elle ondula des reins, sa main gauche descendit jusqu'à effleurer sa toison brune, puis elle se mit à danser, copiant avec beaucoup de précision les attitudes de son idole.
La porte d'entrée du manoir claqua brusquement, ce qui mit fin à son numéro.
— Merde ! gronda-t-elle.
Elle s'assit avec un soupir et entrepris de se maquiller.
Coiffeuse de profession, elle ne désespérait pas de suivre un stage et de devenir esthéticienne. Cela lui permettrait peut-être de quitter ce foutu bled ! En attendant, elle savait jouer des fards, des ombres à paupières, du rouge à lèvres et du khôl. Quand elle se redressa, son visage charmant était souligné de mystère et de provocation.
Jeanne s'adressa un clin d'œil satisfait et fouilla dans sa penderie. Ce jour-là, elle voulait se montrer à son avantage.
Elle enfila un tout petit slip rose, ce qui la fit penser à Marie, qu'elle s'amusait à choquer en se promenant les fesses nues au château. Ce n'était que de la provocation, comme le mauvais goût qui régnait dans sa chambre.
Elle aimait beaucoup son aînée, mais en même temps Marie l'énervait, avec son ostensible sens des responsabilités et sa tendance à l'auto-apitoiement et au martyre affecté. Pour sa part, Jeanne n'avait qu'un seul désir : celui de ficher le camp. Elle ne se sentait aucunement tenue de demeurer à Roche-Lalheue pour s'occuper de grand-mère... et ne se serait jamais hasardée à quitter le manoir sans culotte !
Par contre, elle ne mit pas de soutien-gorge, car elle estimait n'en avoir pas besoin : ses seins, durs et fermes, étaient moins gros que ceux de Marie — elle enviait d'ailleurs un peu sa sœur pour son impressionnante laiterie. Elle enfila à même la peau un sweat bariolé, passa une jupe longue, mit des bottes aux talons quelque peu éculés. En bas, elle pouvait entendre Martine s'affairer au ménage. Brave Martine ! Jeanne l'aimait bien. La pauvre devait avoir pas loin de soixante-cinqans et elle venait toujours travailler au manoir, alors qu'elle avait largement assez à faire à la ferme, avec son débile de fils et son vieux mari rhumatisant. A quand la retraite pour elle? Jeanne n'était pas pressée qu'arrive ce jour. Lorsque Martine partirait, elle-même devrait en faire beaucoup plus au château. A moins qu'elle ne soit partie. Avec Fred... ou un autre.
Elle endossa sa belle veste toute neuve. La tête de Marie lorsqu'elle lui avait dit qu'elle l'avait achetée! Un léger rire lui échappa, elle cligna une seconde fois de l'ceil à son reflet et sortit de sa chambre.
Elle franchissait sa porte lorsqu'une très étrange sensation l'étreignit. Il lui sembla que le décor familier se diluait autour d'elle, s'effaçait dans une brume incertaine. En même temps, elle se sentit aspirée par une force irrépressible. Son corps lui échappait, habité par une énergie inconnue. Elle cria, mais ce fut une sorte de rire qui s'échappa de sa bouche. Un rire qu'elle ne reconnut pas comme le sien.
Et tout à coup, Jeanne ne fut plus seule. Une présence l'accompagnait, l'escortait. La jeune femme chercha à la distinguer, mais elle se dérobait. Pourtant, elle était tangible, réelle. Jeanne sentait un corps, une chaleur, une Vie frémissante. Son angoisse soudaine disparut pour faire place à un sentiment de plénitude...
Elle était nue et courait dans la brume. L'impatience l'habitait, balayant tout autre sentiment. Pourquoi, elle ne le savait pas. Tout ce qu'elle savait, c'est que ce serait...
différent.
La brume se déchira. Elle se trouvait au bas d'une colline. L'herbe était douce sous ses pieds. Elle leva la tête. Il l'attendait. Lui... Qui était-il? Un homme dont elle ne distinguait pas les traits. Mais ce n'était pas Fred. Ni aucun de ceux avec qui elle avait couché. C'était.., cette présence qui l'avait appelée hors de son monde. Loin de Un vertige s'empara d'elle. Elle avait chaud. Elle pouvait se voir agir, comme en dehors d'elle-même, mais ce qu'elle ressentait se trouvait bien au profond de sa chair.
L'homme lui ouvrit les bras. Elle s'avança, se retrouva contre lui. Il était également nu et la désirait. Son sexe était dur comme le roc. Ses mains lui pétrirent rudement les hanches.
Il la porta contre une grosse pierre qui la fit penser à une sorte d'autel, de lieu de sacrifice. Et c'en était bien un, car une forme imprécise y gisait, et des rigoles de sang ruisselaient jusque sur le sol. Jeanne enregistra le fait, sans cependant y attacher d'importance. Elle était comme détachée de tout. Une seule chose comptait... Cette créature qui allait la prendre.
Elle se renversa contre la pierre, leva haut les jambes, les noua derrière les reins de l'homme. Un cri aigu jaillit de sa gorge quand le membre s'enfonça dans son ventre.
Une part de sa conscience lui criait que ce n'était pas vrai, qu'elle ne pouvait pas être en train de faire l'amour dans cet endroit improbable puisqu'elle se trouvait devant la porte de sa chambre, chez elle, à Roche-Lalheue. Mais si, c'était vrai... Le plaisir montait en elle par vagues, plus violent que tout ce qu'elle avait jamais ressenti. Elle voulut se retenir de crier mais cria quand même lorsque la jouissance l'emporta. Le ventre de l'homme claqua contre son ventre. Elle songea que nul ne l'avait jamais prise aussi profondément et crut qu'elle perdait connaissance...
La brume était revenue, et envahissait son esprit. Elle avait conscience de bruits, d'attouchements. Une odeur de sang lui donnait envie de vomir. Elle gisait, lourde et molle, dans une autre dimension. Elle se demanda pourquoi... Pourquoi elle avait trompé Fred... Pourquoi elle courait toute nue... Pourquoi elle n'avait pas eu mal quand l'homme l'avait défoncée avec son membre si gros... Pourquoi tant de plaisir. Pourquoi elle ne se réveillait pas dans son lit pour s'apercevoir que tout ça n'avait été qu'un rêve... Pourquoi il lui arrivait la même chose qu'à Marie...
Ce fut l'évocation de sa soeur qui lui rendit sa lucidité.
La jeune fille se rendit compte qu'elle se trouvait à genoux sur le parquet, haletante, affalée contre le mur.
Son entrejambe était inondé et elle crut un instant, dans son hébétude, qu'elle s'était uriné dessus. Elle se releva, effrayée, et fit demi-tour pour se réfugier dans sa chambre. Là, elle troussa sa jupe et ôta son slip.
Ce n'était pas de l'urine. Elle se mit à trembler, ses dents claquèrent. Un froid glacial descendait en elle.
Brusquement fébrile, elle s'essuya le sexe avec sa culotte souillée. Elle reniflait, refoulait les larmes qui lui venaient aux yeux. Elle avait mal à la tête. Et peur.
Epouvantablement, inexplicablement peur. Marie...
Elle, maintenant... Et ça n'avait pas... non... ça n'avait pas été un rêve !
Elle enfila un slip propre, comme si ce mince vêtement pouvait être un rempart contre... l'incompréhensible.
On frappa à la porte de sa chambre et elle sauta en l'air, frappée d'épouvante.
Ce n'était que Martine, les pommettes rouges de colère.
—Alors, qu'est-ce que tu fiches? glapit la vieille gouvernante. Est-ce que tu te rends compte qu'il est presque neuf heures? Tu vas encore être en retard à ton travail !
Jeanne ouvrit une bouche ronde.
—Presque... neuf heures? balbutia-t-elle.
—Oui ! Tu as encore traîné au lit ! et regarde-moi ce foutoir ! Il va falloir que je range tout, comme d'habitude!
—Mais... (Jeanne renonçait à comprendre. Le temps s'était-il accéléré? Qu'est-ce qui lui était arrivé pendant son... absence?) Ma montre..., geignit-elle.
—Elle est arrêtée, ta montre ! Allez, file !
La jeune femme ressortit de sa chambre, tremblante, s'attendant à se retrouver.., n'importe où, en quelque lieu impossible. Mais elle ne déboucha que dans le grand hall du manoir. Ce qui l'entoura lui était familier, jusqu'aux taches d'humidité sur les murs.
Réprimant un grognement d'humeur, elle sortit du château, courut jusqu'aux communs sans regarder derrière elle. Sa mobylette l'attendait, dans l'ancienne sellerie transformée en garage. Elle enfourcha l'engin et démarra dans une pétarade huileuse.
Comment expliquerait-elle son retard à Mme Leroy, au salon de coiffure? Ça ne serait pas facile.
Ce ne le fut pas. En fait, ce fut impossible. Lorsque Jeanne pénétra en coup de vent dans le salon, Mme Leroy était précisément en train de laver la tête de la cliente avec laquelle son employée avait rendez-vous.
Au regard que sa patronne lui lança, la jeune fille comprit qu'elle avait intérêt à ne rien dire. Elle alla enfiler sa blouse et s'approcha de la rampe des lavabos comme on monte au bûcher.
—Excusez-moi un instant, dit Mme Leroy à la cliente. Voulez-vous venir, Jeanne?
Jeanne la suivit dans la salle de relaxation, inoccupée.
—J'imagine que vous avez encore une bonne raison pour excuser votre retard ! attaqua Mme Leroy, d'une voix tremblante de colère. Je vous prie de la garder pour vous... De toute manière, vous ne faites plus partie de mon personnel ! Vous finirez votre journée, mais il sera inutile que vous reveniez demain. Vous recevrez votre lettre de licenciement et vos indemnités par recommandé avec accusé de réception !
Jeanne demeura de marbre, bien qu'elle sente ses joues s'empourprer. Cependant, si elle avait de nombreux défauts, il lui restait assez de dignité pour ne pas donner à une coiffeuse acariâtre le plaisir de voir une authentique descendante de vicomte s'abaisser à la supplier. Et d'ailleurs, elle -avait toujours haï ce salon minable, les vieilles perruches qui le fréquentaient et les humeurs hautaines de Mme Leray.
—Très bien, se contenta-t-elle de déclarer, ce qui parut fort étonner son interlocutrice.
Sa matinée s'étira interminablement. Peu locace de nature, elle se montra cette fois hermétique, ne répondant même pas aux amorces de conversations de ses différentes clientes. Elle ne retrouva un peu de son allant que lorsque les douze coups de midi sonnèrent à l'horloge de l'église, de l'autre côté de la place. Elle avait terminé sa dernière coupe dix minutes plus tôt et, sans mot dire, se changea rapidement. Elle évitait les regards de Julie et de Sonia, ses deux camarades de travail qui, bien sûr, étaient au courant de son renvoi.
Après avoir fait l'emplette à l'épicerie d'un sandwich et d'un paquet de gaufrettes, elle se mit à manger tout en remontant la rue. Elle n'avait pas beaucoup de temps.
L'Alfa était garée devant le café, à côté de la cabine téléphonique, comme convenu. Jeanne accéléra l'allure.
Son cœur battait un peu plus vite.
Fred attendait au volant. Jeanne admira en approchant son profil un peu rude, ses longs cheveux blonds, son nez qu'un coup de crampon avait virilement tordu, lors d'un match de rugby.
Un roulement de tonnerre résonna dans le ciel alors que le jeune homme tournait la tête vers elle et lui souriait. Elle lui rendit son sourire. Marie aurait sans doute dit qu'il avait une gueule de voyou, et elle aurait eu raison. Mais il était beau, il parlait bien, il savait se montrer caressant et, surtout, il était différent des autres garçons du bourg, des ploucs dont pas un ne possédait une Alfa rouge avec des sièges en cuir !
Il se pencha par-dessus le levier de changement de vitesse pour lui ouvrir, alors que les premières gouttes s'écrasaient sur le pare-brise.
— 'jour! dit-elle.
Il lui répondit par une oeillade salace et un grand sourire et démarra sec, avant qu'elle n'ait eu le temps de boucler sa ceinture. Il ne ralentit pas au carrefour, vira en faisant crisser les pneus. Ils n'étaient pas sortis du bourg que le compteur marquait déjà cent quarante. Il voulait l'éblouir. C'était un peu puéril, mais elle devait admettre que ça l'amusait... tout en lui faisant un peu peur. Il corrigeait les écarts du train arrière, sur la route que rendait luisante l'orage, à grands coups de volant nerveux.
Lorsqu'il prit la direction des collines, le coeur de Marie bondit... puis, en un éclair, la jeune fille revécut sa... vision. Elle... en train de se faire baiser par...
D'un coup, ses émois s'évanouirent. Muette et passablement étonnée, elle se demanda ce qui lui arrivait.
Pourquoi se sentait-elle glacée, elle si prompte à s'émouvoir en compagnie d'un beau mec? Pourquoi aspiraitelle sourdement à se retrouver... là-bas... avec...
Fred engagea l'Alfa sur un chemin qui s'enfonçait à la corne d'un bois. De profondes ornières dues à un tracteur défonçaient le sol meuble, et il manoeuvra avec soin pour les éviter. Il stoppa aux abords d'une coupe et se tourna à demi vers sa passagère, souriant. Un sourire un peu fat.
—Alors, ma jolie, lança-t-il, tu veux boire un coup?
Elle hocha la tête. Il attrapa une boîte isotherme posée derrière son siège et en tira deux canettes de bière.
Jeanne aurait préféré un Perrier mais accepta néanmoins d'avaler deux gorgées trop froides, qui n'arrangèrent pas son malaise. Fred, lui, but sa bière d'une seule traite. Du moins ne rota-t-il pas après, comme l'auraient fait les autres garçons du village.
Puis il attendit...
Elle ne bougea pas, et le sourire d'autosatisfaction du jeune homme s'effaça lentement. A l'extérieur, la pluie tombait et les roulements de tonnerre se succédaient dans un ciel plombé. Jeanne avait la bouche desséchée, malgré la bière. La vision qu'elle avait eue d'elle-même dansait devant ses yeux. Elle courait nue vers cette forme vague... La table de sacrifice... Le sang... Le plaisir.
—Ça ne va pas? s'inquiéta Fred.
Elle tressaillit et se rendit compte qu'elle était toute raide, lointaine. Il la regardait sans comprendre. Elle fit un effort pour se reprendre.
—C'est... c'est l'orage, répondit-elle. Serre-moi foi-t!
Il fallait qu'elle se raccroche à quelque chose de familier. Les caresses de Fred. Elle se laissa aller contre lui. Il l'embrassa — son haleine sentait la bière —, glissa une main sous son sweat, se mit à la peloter. Il savait y faire, et elle parvint à se détendre un peu. Ses mamelons devinrent durs et sensibles.
—Viens, on va derrière, décida-t-il.
Elle obéit sans mot dire : il n'était pas très utile qu'ils parlent. Mais elle se dépêcha, car la pluie tombait drue.
Ils s'enlacèrent ensuite sur la banquette, il tâtonna sous sa jupe et elle se tortilla un peu pour qu'il lui enlève sa culotte. Elle le laissa alors faire un moment, mais sans y trouver son plaisir habituel. La main de Fred... Le sexe de l'autre...
— Eh bien, lui souffla-t-il à l'oreille, t'es lente, aujourd'hui ! Touche-moi !
Elle avala sa salive, posa une main sur le devant de son jean. C'était gonflé et dur. Lorsqu'elle abaissa la fermeture Eclair, elle eut un mouvement de surprise : il ne portait pas de caleçon, et son membre avait jaillit brusquement. Le petit cri d'étonnement de Jeanne amusa fort son compagnon.
— Tu vois.., je t'attendais ! gloussa-t-il. Viens... on va faire l'amour. Tourne-toi !
Elle obtempéra, docile, se pencha en s'appuyant au dossier du siège avant. Il l'attira vers ses genoux et lui releva sa jupe, puis elle s'assit sur lui. Quand il guida son membre entre ses cuisses et la pénétra, cela lui fit un peu mal. Elle n'était pas tout à fait prête, et lui était pressé.
Elle se mordit les lèvres, se soumettant tout de même à son désir, attendant qu'il fasse naître son propre plaisir.
Mais le plaisir ne venait pas pour elle. Au contraire, un étrange phénomène se produisait : son début d'excitation retombait, comme du lait lorsqu'on éteint le feu.
Son corps lui devenait étranger.
Elle ne se trouvait plus dans l'Alfa de Fred mais dans ce pays brumeux, et elle courait vers son amant pour qu'il la prenne comme une chienne. Elle voulait qu'il la baise, l'avilisse, la sodomise... Le sang... Le sang...
Elle ouvrit les yeux, une boule dans la gorge. Non !
Elle était dans la voiture de Fred, et il la soulevait à grands coups de reins... Pourtant, elle ne ressentait rien.
Que l'écartèlement de sa chair. Et du dégoût. Elle eut envie de crier au secours. C'était la première fois que son corps la trahissait. Frigide... Le mot explosa dans sa tête, en même temps que l'horreur de la présence qui se trouvait là, avec eux, qui les regardait s'accoupler...
Elle poussa un hurlement déchirant et, dans un sursaut de tout son être, s'arracha à l'étreinte de son amant.
Son crâne heurta si rudement le toit de l'Alfa qu'elle faillit s'assommer, roula sur le côté, se cogna une seconde fois la tête, contre la vitre. Elle le voyait. Des yeux pareils à des pointes, qui la transperçaient. Une bouche haineuse. Des mains tendues.
—Non! cria-t-elle, avec un mouvement de recul incontrôlé. Non! Je ne veux pas!
Fred la fixait, éberlué, son sexe tout droit et bête, et elle comprit, dans un recoin éloigné de son esprit, ultime lueur de lucidité, qu'il croyait que c'était lui qu'elle rejetait. Mais aussitôt, tout se brouilla.
Il levait les mains. Il allait la frapper, la tuer. Le sang...
le sang coulait de ses crocs, dégoulinait de chaque côté de sa bouche sans lèvres, le long de son cou décharné, sur sa poitrine osseuse. Il lui parlait, mais elle n'entendait pas sa voix, ses paroles de haine. Elle se tordait pour lui échapper, mais elle était prisonnière. Il eut un rire épouvantable et prononça son nom — Jeanne... Jeanne...
—Jeanne! Nom de Dieu, Jeanne...
Tout se brouillait dans le cerveau embrumé de la jeune fille. Le cauchemar et la réalité. Fred, le salon de coiffure, l'Alfa, Roche-Lalheue et l'impossible pays où elle était emportée, Marie, grand-mère, le visage... Les yeux... Elle-même, qui se voyait torturée, crucifiée, empalée..., forme écartelée et nue.
Flottant sur des nuées... Morte... Une autre vie...
—Non, sanglotait-elle. Je ne veux pas...
Fred la regardait avec des yeux agrandis de colère et de crainte. Sa lueur de lucidité lui dit qu'il la prenait pour une folle.
—Ah ben merde! lâcha-t-il, infiniment loin d'elle.
Elle sentit qu'il l'empoignait, mais le contact de ses mains n'était pas réel. Il la secouait violemment, lui criait des injures. Il la gifla. Mais elle ne sentit pas la gifle. Elle se dégagea et le griffa au visage. Elle n'avait pas commandé à son mouvement. Le sang jaillit et elle en ressentit une jouissance éperdue, regrettant seulement d'avoir raté l'oeil de peu.
Il hurla et la frappa à nouveau, plusieurs fois, puis ouvrit la portière et la poussa hors de la voiture. Elle roula lourdement dans la boue et se meurtrit la cuisse mais resta là sans bouger. Il sortit de l'Alfa, et elle eut peur qu'il ne lui donne des coups de pied. Mais il se baissa juste pour remonter son pantalon, qui lui tombait grotesquement aux genoux.
Jeanne fit un effort pour vaincre la langueur qui la paralysait. En vain. Elle n'était que faiblesse.
— Salope ! Connasse !
Il se pencha sur elle, l'attrapa par les cheveux avant de la repousser méchamment en arrière. Son crâne heurta une pierre et un élancement fulgurant l'étourdit. En même temps, il la ramena à la réalité. Elle regarda Fred.
Il avait ses yeux...
— Non ! cria-t-elle. Je t'en prie ! Non...
Fred lui crachait des injures au visage.
Tu vas pas laisser cette salope se foutre de ta gueule!
Regarde-la un peu, le cul dans la flotte! Elle t'allume, et ensuite, elle pique sa crise! Non mais... Tu vas te la faire, mec! Là, par terre! T'as même pas débandé! Allez!
Saute-la... Tu vas l'entendre gueuler!
Fred n'entendait plus les cris de Jeanne. Seule la voix parlait dans sa tête, et un raz-de-marée de violence l'emporta.
Il ne se trouvait plus devant cette coupe de bois, mais en un lieu brumeux qu'il ne connaissait pas. Et Jeanne se fichait de lui. 11 fallait qu'il lui fasse payer. Ouais! elle allait voir un peu, cette pute!
Il se pencha, saisit Jeanne par le bras, la releva si brutalement qu'elle décolla du sol. Une bourrade la propulsa sur le capot de l'Alfa.
Mais ce n'était pas une Alfa. C'était la pierre du sacrifice. Au sommet de la colline fouettée par le vent, environnée par la brume. Il accomplissait le rituel. Il s'accouplait avec la créature. Il eut un rire pareil à un hurlement lorsque sa chair s'unit à celle de la femme.
Fred l'immobilisa sous son poids et la pénétra brutalement. Elle s'amollit, renonçant à lutter, souhaitant mourir.
Elle ne mourut pas, mais ce fut quand même rapide. Il jouit presque tout de suite, se retira immédiatement, se tourna pour se rajuster. Elle glissa à terre, sans force.
—T'auras qu'à rentrer à pied, sale pute ! s'exclamat-il.
Il se réinstalla au volant et démarra vivement en marche arrière, l'éclaboussant de boue.
Jeanne mit de longues minutes à reprendre vraiment conscience et réaliser que Fred venait de la violer. Son esprit était vide, son corps brisé de souffrance. La pluie ruisselait sur elle, imbibait sa veste, son sweat, sa jupe encore relevée sur son ventre nu, ses cheveux maculés de sang. Elle tremblait de froid, d'épuisement, pleurait sans pouvoir se retenir. Pourtant, malgré tout, elle percevait la vie qui rayonnait en elle. Elle se redressa enfin, rabattit sa jupe.
—Ma... ma culotte? gémit-elle.
Ses pleurs se firent aigus quand elle réalisa qu'elle l'avait laissée dans l'Alfa.
Les cinq kilomètres sous la pluie, pour rentrer au bourg, furent pour elle le pire des cauchemars.
Lorsqu'elle arriva au salon de coiffure, épuisée, transie, les pieds endoloris dans ses bottes à hauts talons, elle ne put même pas placer une parole. Tandis que Julie, Sonia et leurs clientes la dévisageaient avec stupeur, sa patronne fonça sur elle comme une furie.
—Cette fois, ça suffit ! siffla Mme Leroy. Je ne veux plus vous voir! Fichez le camp tout de suite !
Jeanne avait envie de hurler de rage, de fatigue. Au lieu de cela, elle s'entendit répondre, très froide : —Je vous emmerde, madame !
Puis elle fit demi-tour devant une Mme Leroy rouge d'indignation et gagna l'arrière du salon, où elle garait sa mobylette. Ses mains tremblaient tellement qu'elle eut du mal à déverrouiller l'antivol. Son casque était resté dans le placard des employées, mais elle aurait préféré crever que d'aller le rechercher. Elle démarra, la jupe collée aux cuisses, sa belle veste transformée en chiffon.
Elle mourrait de honte si quelqu'un pouvait se rendre compte qu'elle n'avait pas de slip...
En sortant du bourg, elle ne prit pas la direction de voie Marie, qu'elle lui confie sa détresse.
C'était à dix-huit kilomètres et il pleuvait toujours, quoique moins violemment.
Elle n'hésita pas une seconde.